Cet article a paru dans le numéro de février 1991 de la revue mensuelle en chinois Objets d'art du Palais de Taipei.
L'affabilité est une porte vers la richesse
Lorsqu'un jour j'ai rendu visite à un grand ami dans son atelier de céramique et de porcelaine, il m'a sorti une de ses toutes dernières œuvres, une statuette du bouddha Maïtreya au gros ventre, et me lança d'un ton très sérieux : « Ramène-la chez toi. Elle t'apportera la fortune. » Quelle ne fut pas ma surprise! En effet, il m'avait mis dans l'impossibilité de refuser une si belle pièce, étant peu souhaitable de rejeter le « dieu de la Fortune ». Après quelques hésitations, c'est avec plaisir que je me décidais de l'accepter.
Le bouddha Maïtreya au gros ventre, mais aussi au grand sourire est certainement la divinité la plus populaire de Chine. Il est aussi connu à Taiwan comme le « Bonze au grand sac » ou encore les « Cent cumuls », car il porte toujours un grand sac de « toutes choses qu'il a accumulées ». C'est peut-être à cause de cela que les Chinois l'appelle « Dieu de la Fortune ». D'autre part, un ancien dicton ne s'énonce-t-il pas ainsi,« l'affabilité est la porte vers la fortune ». Si les hommes d'affaires peuvent apprendre l'affabilité du bouddha Maïtreya au gros ventre à l'égard de leur clientèle, ils acquerront certainement beaucoup plus d'argent. D'une manière générale, on retrouve souvent l'effigie du bouddha Maïtreya posée sur un comptoir à l'entrée de son temple ou à côté d'un tronc.
Mais les Chinois vénèrent beaucoup d'autres « dieux de la Fortune ». Comme ils sont responsables de l'administration des biens et des affaires, ils sont bien chéris et dûment vénérés par les Chinois, ainsi que les divinités ou personnages divinisés des temples traditionnels, taoïques ou même bouddhiques qui n'ont pas forcément le même patronage. Au cours de l'année, sont tenues de nombreuses festivités que motivent l'« accueil », la « vénération » ou la« prière » d'un dieu de la Fortune. Il existe parmi eux des hommes d'Etat, de lettres ou de guerre, ou même ordinaires, qui ont été divinisés en dieux de la Fortune. On ne citera que le général Hiuan Tan, le général Kouan Yu, le dieu de la Vertu et du Bonheur (dieu de la Terre), le Bonze au grand sac, le dieu de l'Accroissement de la richesse, les cinq dieux cardinaux de la Fortune, le djinn mahométan, etc. D'une manière générale, les fidèles ne se bornaient pas au culte d'un unique dieu de la Fortune placé dans une direction cardinale quelconque, mais chacune des cinq directions traditionnelles chinoises (est, ouest, sud, nord et centre) avait le sien propre afin de ne point être pris au dépourvu quand on se tournait dans une direction donnée. Ainsi, on comprend peut-être mieux la cupidité des hommes.
Les dieux de la Fortune et l'arbre à taëls.
On a donc chercher ensuite à définir la « fortune », mais en vain. Les propos sont toujours demeurés vagues. Toujours est-il qu'en Chine, les premiers vœux de la nouvelle année y font directement allusion. Et les gens se souhaitent tout naturellement dès leur première rencontre un bruyant « kong chi fa tsaï! » (parfois prononcé différemment selon le dialecte utilisé) pendant la saison du Nouvel An chinois. Cela ressemble assurément à une invite aux dieux pour exaucer les souhaits. D'un point de vue économique, tout ce qui peut refléter les différents désirs de possession s'appelle la « fortune ». Celle-ci peut se manifester sous la forme d'or, de jade, d'étoffe précieuse, de riz ou de monnaie. On perçoit alors l'attrait de la fortune dans la vie des hommes. L'année chinoise commence au début du printemps. On croit savoir qu'en prenant tout de suite soin des dieux de la Fortune dès le début de l'année, on s'épargnera des soucis en besoins matériels et mettra toutes les chances du bon côté pour le négoce, les grandes et petites affaires au cours de l'année qui s'annonce. L'acquisition d'une fortune demeure donc bien un problème clé pour la destinée personnelle. C'est pour célébrer les dieux de la Fortune que, pendant la saison du Nouvel An chinois, des acteurs amateurs costumés en un dieu de la Fortune parcourent et dansent d'une maison à l'autre pour apporter la bonne chance à ses habitants. Bien entendu, recherchant un bon augure et pour en exaucer les vœux, ils ne les repoussent pas et leur donnent même des étrennes, traditionnellement glissées dans une enveloppe rouge.
La distribution de la richesse
Selon une légende taiwanaise, le 2e jour du Ier mois lunaire est l'anniversaire général des dieux de la Fortune et le surlendemain le jour où ceux-ci distribuent la fortune. Durant ces deux jours, pour vénérer les dieux de la Fortune, beaucoup de familles rendent un office selon des rites ordonnés que le dicte leur sincérité. D'autre part, il est coutume que, dans les entreprises, les maisons de commerce, le patron offre ce 4e jour du Ier mois lunaire un repas à tous ses employés. Et après avoir rendu office aux dieux de la Fortune, ces sociétés de commerce réouvrent leurs portes. Le 2e jour du Ier mois, comme les gens viennent rendre hommage aux dieux de la Fortune dans leurs temples, ils déposent en offrande beaucoup de lingots d'or et d'argent, tous de représentation fictive, devant la niche des dieux qui sont accessibles aux fidèles.
Il y a à Taiwan toutes sortes de dieux de la Fortune et bien sûr de nombreux temples uniquement dédiés aux dieux de la Fortune, comme le temple de Touen-ho à Tsao-touen (hsien de Nanto), principalement consacré au général Hiuan Tan. Ailleurs, dans d'autres temples taoïques, des niches abritent également des dieux de la Fortune tels que le général Kouan Yu, le dieu du Bonheur et de la Vertu et aussi le général Hiuan Tan. Et de bon matin le lendemain du Nouvel An chinois, on peut voir des groupes de pèlerins qui y affluent.
Tchao Kong-ming, sculpté sur plaquette de bois.
Les dieux civils et militaires
A part le pèlerinage, l'apposition d'effigies des dieux de la Fortune sur la grande porte de maison est assez révélatrice d'une coutume populaire vivace. Les fameuses estampes du « dieu de l'Accroissement de la richesse », aussi appelé « dieu civil de la Fortune », sont parmi les plus familières. D'un visage pâle et joufflu, entouré d'une barbe à cinq pointes tressées, le dieu est vêtu d'une robe écarlate. Dans quelques effigies, il tient en mains un koueï, c'est-à-dire le décret impérial sur rouleau de soie, annonçant la distribution du bonheur des officiers célestes. Il est parfois assis devant une table où est posé un lingot d'or (de forme traditionnelle chinoise) ou même un récipient pouvant reproduire ces derniers pour une plus large distribution. On le dit civil, car il ressemble à un mandarin coiffé du bonnet à ailettes, les maisons de commerce suspendent généralement son portrait dans la salle de réception où on peut le vénérer en lui brûlant de l'encens et en priant d'apporter le bonheur et la fortune. Ce dieu provient probablement d'une célèbre pièce de théâtre, L'officier céleste distribue le bonheur, qu'on joue notamment pendant la fête du Nouvel An chinois.
Le dieu militaire de la Fortune est le général Hiuan Tan, ou Tsao Kong-ming, décrit dans le roman Investiture des dieux. Le visage noirci, portant casque et cuirasse avec, en main, un fouet de fer en forme de bambou, il chevauche un grand tigre noir. Il possède un grand nombre de titres que lui a conférés l'Empereur de Jade (Yu houang), comme Préfet de Yu au firmament supérieur, Inspecteur impérial des cinq directions, Grand général impérial, Censeur impérial de l'extrémité Nord, Grand gouverneur des Trois mondes, Gouverneur général des vingt-huit planètes, etc.
Les cinq dieux cardinaux
Le général Hiuan Tan, dans l'Investiture des dieux, a reçu le somptueux titre Kin-long Jou-yi Tcheng-ki Long-hou Hiuan Tan Tcheng-kiun. Il a quatre vénérables subalternes, le collecteur céleste de trésors, Siao Cheng, le pourvoyeur céleste de joyaux, Tsao Pao, le porteur céleste du tribut de la Fortune, Tchen Kio-kong, le régisseur céleste des profits, Yao Chao-sseu. Comme le général Hiuan Tan se charge à la fois de ramasser les trésors, les joyaux, la fortune et les profits et de poursuivre leurs pourfendeurs, il est vénéré comme le dieu militaire de la Fortune. De plus, lui et ses quatre subalternes sont vénérés ensemble comme les cinq dieux cardinaux.
Le général Kouan Yu (illustration taiwanaise).
A Taiwan, le soir de la fête des Lanternes (le 15e jour du Ier mois lunaire), il y a le parcours rituel du général Hiuan Tan, appelé aussi « Parcours du bouddha ». Les dieux de la Fortune, représentés par les acteurs, l'empruntent forcément. Les maisons de commerce les accueillent chaleureusement en allumant des pétards à leur passage. Cela dure parfois plus de deux heures. D'après la légende, comme le général Hiuan Tan est frileux, on allume des pétards pour le réchauffer. Cela signifie qu'on souhaite retenir le dieu de la Fortune. Après le tir des pétards, on leur offre des plaquettes dorées, symboles de l'or ou la richesse, et des étrennes qu'on a discrètement glissées dans une enveloppe rouge afin de solliciter des dieux la réalisation des vœux de bonne fortune.
Le dieu premier de la Fortune
Selon la légende, le général Kouan Yu est également un dieu militaire de la Fortune des plus importants. Dans sa vie courante, Kouan Yu avait travaillé comme comptable. Il était donc versé dans le calcul et avait inventé une méthode de comptabilité et un cahier des comptes, appelé « registre des règlements journaliers » ou jeu-tsing pou. De plus, en raison de son honnêteté et de sa fidélité à l'égard de ses amis, beaucoup d'entreprises commerciales le respectent. A Taiwan, elles acceptent généralement Kouan Yu comme leur patron et protecteur tandis qu'en tant que dieu de la Fortune, il peut toujours leur apporter la prospérité. Autrefois, dans l'imagerie populaire des dieux de la Fortune que vendaient les maisons d'édition, Kouan Yu se place au centre, entouré des dieux civils et militaires de la Fortune. Devant eux, est un grand récipient rempli de lingots d'or. On comprend alors que Kouan Yu a une prééminence sur tous les autres dieux de la Fortune et est vénéré comme le dieu premier de la Fortune. C'est pourquoi l'image de Kouan Yu est toujours bien accueillie parmi la population.
Les cinq dieux cardinaux.
Le dieu de la Fortune le plus populaire
De plus, le dieu du Bonheur et de la Vertu, également nommé dieu de la Terre, est comme tel aussi vénéré comme un dieu de la Fortune. Il peut être le protecteur d'un village où alors il est le chef des dieux locaux. Les agriculteurs le prient particulièrement, mais les hommes d'affaires s'y prosternent aussi devant. Dans l'imagerie, le dieu de la Terre est un vieillard de quelque affabilité, portant des cheveux blancs colnme neige, tenant en sa main gauche un gros lingot d'or traditionnelle et en sa main droite une canne dont le pommeau est une tête de dragon. Il est connu pour son habileté à ramasser des milliers de trésors et les conserver. On affiche souvent son portrait qu'on change tous les ans la veille du Nouvel An chinois. Il est probable que, sous l'influence de l'idée traditionnelle bien ancrée, « la richesse se tient au sein de la terre ». Le dieu de la Terre est donc devenu un dieu de la Fortune très populaire.
Les dieux de la Fortune étrangers
Hormis les dieux de la Fortune du terroir chinois, il existe aussi des dieux de la Fortune provenant de l'extérieur, comme l'image du « Porteur du tribut musulman », aussi dénommé « Porteur du tribut persan » ou encore par confusion « Djinn porteur du tribut ». L'imagerie populaire représente ce dieu de la Fortune sous les traits d'un négociant persan avec le nez haut, des yeux enfoncés, la barbe bouclée, coiffé d'un grand turban et tenant en main une escarboucle.
Parmi les autres images de dieux étrangers de la Fortune, il y a un dieu coréen portant le costume traditionnel coréen et un arbre de corail dans le dos. Tous les dieux de la Fortune étrangers ressemblent aux porteurs de tribut que les principautés et petits royaumes à la périphérie de la Chine envoyaient auprès du Céleste Empereur pour lui apporter leur symbole d'allégeance sous forme de trésors précieux et en solliciter la protection. On remarquera également le jeune homme conduisant une charrette pleine de lingots d'or et d'argent dans ces images si populaires et vénérées des Chinois. Il y a aussi l'arbre à sapèques qui orne généralement chacun des deux coins supérieur de l'image commune. La foi en tous ces dieux de la Fortune est un espoir fervent de voir venir un jour prochain une immense richesse descendre sur le fidèle dévot. Le dieu persan dans cette image est justement appelé « Djinn mahométan », parce que les Persans sont musulmans.* Autrefois, les Pékinois, non musulmans, qui pratiquaient le prêt sur gage (mont-de-piété) et l'usure vénéraient particulièrement ce tableau et considéraient le « djinn mahométan » comme leur ange gardien. Il est amusant de noter que la transcription chinoise du terme arabe « djinn » est tchinn (ou kin) signifiant « or ».
L'effigie traditionnelle du dieu de la Fortune.
La juste obtention de la fortune
La croyance populaire veut qu'avec l'acquisition de la fortune, on obtienne le pouvoir et la prospérité. De nos jours, la société qui traverse une période transitoire de transformation où la moralité est en déclin et le matérialisme prédomine. La métamorphose des idées et des valeurs sociales crée un violent désir de poursuivre la richesse et d'y accéder par des moyens faciles et variés, comme les loteries et la spéculation boursière, qui se sont révélées d'une grande efficacité pour faire fortune. En fait, ces deux méthodes n'ont d'ailleurs pas uniformément créé que des heureux parmi leurs pratiquants.
Aussi, pour conjurer le sort, beaucoup d'autres ont été recherchées, comme l'horoscope, la xylomancie,* c'est-à-dire le jet au sol du peï-kiao, deux morceaux de bois en forme de croissant lunaire, pour consulter les dieux et en obtenir le bon numéro de la loterie ou le nom d'un titre boursier prometteur. Si on admet de surprenantes coïncidences, la plupart des consultations qui ne se sont pas réalisées ont subséquemment brisé l'harmonie et la tranquillité des familles.
« L'homme honnête aime l'argent, mais pour l'acquérir, il en connaît les moyens », dit un adage chinois. La fortune ne se recueille que dans l'enthousiasme et la diligence au travail, et non dans la spéculation.
Les dieux de la Fortune offrant le Bonheur.
Crédits photographiques du Musée national du Palais, Taipei.
NDLR: Il s'agit très probablement de confusions populaires nées de la période de soumission aux Mongols (dynastie Yuan, 1271-1368 en Chine). Cette dynastie avait accueilli de nombreux étrangers, notamment d'Asie centrale et d'Iran, c'est-à-dire des musulmans, pour servir dans l'administration impériale puisque les Chinois (répartis dans les deux classes inférieures de l'empire du Grand Khan) en étaient exclus. Il appartenait donc à ces allogènes de percevoir l'impôt (richesses) et de répartir les faveurs.
* Xylomancie, n.f., la divination par le bois. [Du grec xulos, bois + l'élément -mancie, divination. D'après astromancie, chiromancie, géomancie, etc.]